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La plume de l'hirondelle

6 juillet 2016

Les cure-dents

Elle plaça alors le dixième cure-dent à la verticale entre mon visage et mon épaule, impassible devant ma mâchoire crispée de douleur. " tiens-les bien droit, tu sais bien que s'ils tombent ça continuera encore". Je sentais les pointes des cures dents s'enfoncer dans ma peau, menaçant de la transpercer à chaque seconde. Et je me répétais inlassablement " elle m'aime, elle m'aime, elle m'aime." comme Julien me l'avait si souvent chuchoté de son vivant.

Près de vingt années ont passés et pourtant encore parfois je me surprends à me convaincre de cette idée. Souvent le soir, allongée seule dans le lit conjugal, je me répète qu'elle m'aime ou simplement qu'un jour elle finira par m'aimer sainement. Je songe à toutes ces choses que j'aimerai entendre, que j'aimerai voir et que j'aimerai sentir d'elle: son souffle dans mon cou, une caresse pleine de tendresse sur ma joue, son rire qui s'entortille avec le mien, son regard lumineux qui se pose sur mon visage, ses mains qui se posent sur mes épaules, ses doigts tremblants qui passent dans mes cheveux ou qui replacent une mèche indisciplinée derrière mon oreille, un baiser tendre qui humidifie ma joue, et des mots qui virevoltent dans le creux de mon oreille et qui entortillent de bonheur mon estomac " je t'aime", " pardonnes moi", " ne me laisses pas", " je suis fière de toi", "merci", "excuses-moi", "ce n'est pas ta faute" ... Tant de rêveries qui me permette de croire encore à une relation mère-fille, qui me permettent de tenir debout et d'y croire suffisamment pour ne pas abandonner, tant de rêveries qui se résume en quelques mots , à la fois pleins de d'espoir et de désespoir: je t'aime maman, aimes-moi toi aussi.

Et alors que je me concentrai à ne faire tomber aucuns des ces bouts de bois tortionnaire, maintenant toujours un peu plus fort la pression entre ma joue et mon épaule juvénile, j'ai osé murmurer quelques mots pour tenter de la raisonner : « maman, celui de droite va finir par me trouer la joue ». Je m'en rappel comme si c’était hier, j'ai parlé les lèvres quasiment closes, tétanisée à l'idée que les mouvements d’élocution puisse faire tomber un des cure-dents, je savais que si un seul tombait elle en replacerait aussitôt un autre, peut-être deux, et que le supplice durerait encore et encore. J’espérais qu'elle le déplace, qu'elle le retire, ou simplement qu'elle regarde s'il m'avait blessé ou non. Elle s'est mise accroupie face à moi, m'a regardé dans les yeux et a répondu « tu as déjà les joues trouées de toute façon » faisant allusion à mes fossettes. Elle s'est relevée, et a placé un onzième cure dent juste à côté de celui qui était si douloureux. J'ai éclaté en sanglot, sachant quà cet instant ce « jeux » sinistre allait durer encore de longues minutes et que je n'avais pas d'autres choix que de rester ainsi, assise sur ma chaise, le visage penché, m’enfonçant seule chaque seconde un peu plus profondément les pointes des cure-dents dans la peau. J'avais neuf ans et je faisais face à l'un des supplices favoris de ma mère : les cure-dents.

Je me revois encore fermer les yeux à m'en faire mal, crisper la mâchoire et me répéter inlassablement « elle m'aime, elle m'aime, elle m'aime ». Je trouvais tout mon courage, ma force et mon silence dans cet espoir fou. Elle me faisait mal, mais par amour. Et dès lors, toute souffrance devenait acceptable, supportable et pardonnable.

La toute première fois qu'elle a sorti la boite de cure-dents j'avais un peu plus de 7 ans. J’étais en Ce1 et j'avais écrit ma toute première lettre d'amour. Il s'appelait Rémi, c’était le garçon le plus gentil de la classe et on aimait bien jouer ensemble. Nous passions nos récréations assis sur le sol, adossés au mur, à jouer aux devinettes. Il devait trouver ce à quoi je pensais et vis versa. « Est ce que c'est rouge ? » « Un nez de clown ! » et on pouffait de rire. Je l'aimais énormément Rémi, et il trouvait toujours ce à quoi je pensais. Il était assez grand, il était fin et il souriait toujours, pas à pleine dents, non un sourire timide et bienveillant. Je pense qu'il m'aimait beaucoup aussi... Il partageait son goûter avec moi, des fois il prévoyait même une part en plus. Qui ferait ce genre de choses avec quelqu'un qu'on n'aime pas ?

J'avais dessiné des cœurs, pleins de cœurs, de toutes les couleurs. Rien de bien original comme lettre d'amour, j'avais écrit « Remi » et puis j'avais noté en tout petit en bas « JE T'AIME » en lettre capitale mais de façon tellement discrète, à peine visible au milieu de tout ces cœurs multicolores. Je m'en rappel car j'y avais passé un temps fou, chaque cœur avait été dessiné avec précision et avec tout mon amour enfantin. J'avais pris soin de le glisser sous le tapis de ma chambre, et ça aussi je m'en rappel comme si c’était hier. D'avoir observé chaque recoin de ma chambre à la recherche de la cachette parfaite, je savais bien qu'il ne fallait pas parler de ces choses là, et que si quelqu'un tomberait dessus j'allais être la risée de toute la maison. Aimer c’était un peu honteux, et tellement interdit.

Maman est montée dans ma chambre, elle m'a demandé ce que je faisais assise au sol. Je venais juste de glisser le précieux papier sous mon tapis, j'ai fixé son visage sans trouver mes mots. En réalité je savais que quoi je dise elle allait me battre, elle ne montait jamais dans ma chambre pour autre chose que me battre. Ce fut l'unique fois de mémoire où je n'ai pas eu mal au ventre, je venais d’écrire combien j'aimais Rémi, et je papillonnais encore au milieu des cœurs que j'avais crayonné. Elle se dressait pourtant face à moi, impassible et répéta -« qu'est ce que tu fabriques par terre ? »

-« rien, je joue »

Silence. Elle a regardé autours de moi, sans un mot, a dévisagé la pièce et m'a répondu.

- « Tu mens »

Mes yeux se sont remplis de larmes, et j'ai su à cet instant que je venais d'avouer mon mensonge sans avoir prononcé un mot. Elle m'a attrapé par le bras, m'a secoué en m'hurlant sans fin « tu faisais quoi assise par terre ? Tu faisais quoi assise par terre ? Réponds où je te tape la tête contre le mur !  TU FAISAIS QUOI ASSISE PAR TERRE ?!», je sanglotais, secouée d'avant en arrière, mon corps débordant de larmes et mutique face à la honte. Elle m'a repoussé contre mon lit, et je me suis instinctivement protégée le visage, implorant pardon. J'avais 7 ans et je venais d’écrire ma première et ma dernière lettre d'amour, engloutie sous la honte et la peur. Je ne sais pas pourquoi elle a soulevé mon tapis, mais elle l'a levé et a attrapé le petit bout de papier dans ses mains tremblantes. Elle m'a demandé ce que c’était, j'avais le visage enfoui derrière mes mains alors elle est venue attraper mes cheveux, a tiré fermement dessus pour me maintenir le visage en arrière, elle a placé le papier juste devant mon visage trempé de larmes et m'a redemandé : « qu'est ce que c'est ? »

Elle s'est mise à rire, et j'ai pleuré encore plus fort. Son rire était pire que tout les coups qu'elle pouvait me donner. Elle se mit à lire à haute voix « Remi. Remi je t'aime », et elle a ri, mes cheveux dans une main, le papier dans l'autre. Je me souviens avoir tellement eu honte, tellement eu mal, terriblement mal. Mal à l’intérieur, mal de l’intérieur. Elle m'a regardé le sourire aux lèvres amusée par la situation et m'a dit très calmement « on va le jeter, enfin tu vas le jeter. Ce rémi ne peut pas t'aimer, si tu lui donnes ce papier il va se moquer de toi. » J'ai dit oui de la tête, elle a froissé mon dessin et me l'a tendu. Je me souviens m'en être voulu d'avoir oublié un instant que personne, personne, ne pourrait jamais m'aimer vraiment, et j'ai jeté ma lettre d'amour. Elle m'a laissé seule un instant, sanglotant dans mon lit, humiliée et convaincue de mon idiotie.

Quand elle est remontée elle m'a tendu une petite boite ronde, remplis de bâtonnets en bois, bien droit, parfaitement rangés. Elle m'a demandé de m’asseoir sur le rebord de mon lit, et d’arrêter de pleurer pour « un pauvre dessin de rien du tout ». Je ne me rappel plus vraiment si j'ai eu peur, si j'ai mal au ventre, si je lui ai demandé ce qu'on faisait, je ne me rappel que de mes pieds nus sur le sol et de mon tapis renversé. Elle m'a expliqué la règle du jeux, comme si nous allions jouer aux cartes.

« alors je t'explique, je vais en mettre un là, juste là » elle désignait l'espace entre mon visage et mon épaule et faisait des vas et viens entre les deux effleurant ma joue à plusieurs reprises. « Il n'y a rien de compliqué, même l'idiot du village comprendrait la règle ! Tu le garde bien debout, comme ça » elle avait penché ma tête vers mon épaule droite, coinçant le cure dent entre ma chair, c'est à instant que j'ai compris la sournoiserie du jeu. « Tiens le bien, s'il tombe j'en rajoute un autre, t'as compris ? » Machinalement j'ai penché le visage en guise d'affirmation. Le cure dent est tombé, en un millième de seconde. Je n'ai pas eu le temps de réagir qu'elle en plaçait deux nouveaux, l'un a côté de l'autre. J'ai augmenté la pression de mon visage et sentie les extrémités des cure-dents s'enfoncer dans ma peau. Chaque fois que la douleur devenait insupportable et que je tentais de diminuer la force nécessaire à leur maintient je sentais qu'il menaçait de tomber à tout instant, alors aussitôt je pressais encore plus fort, la mâchoire crispée et les yeux plissés de douleur. Et ma mère jubilait, tripotant la boite pleine à craquer de cure-dents dans ses mains. « Ça t'apprendra à me mentir »

Je débordais de honte, de colère, de culpabilité, je débordais de douleur et de peine, et mon visage pourtant restait immobile, attendant la fin de la sentence. Je me souviens de la raideur dans ma nuque, de cette folle envie de secouer mon cou de gauche à droite pour le détendre, et de cette sensation d'avoir si mal, tellement mal sur mon visage, sur mon épaule, dans mon dos, dans ma nuque, si mal que je ne savais plus ce qui était le plus douloureux : les cure-dents, les crampes ou le regard sournois de ma mère.

Ce jour là il n'y a eu que deux cure-dents, et je ne savais pas que ma mère en placerait jusqu'à vingt pendant des années. Je venais de jouer à l'un de ses jeux favoris sans le savoir.



Le lendemain, à l’école, j'ai dis à Rémi qu'on n’était plus copain. Et nous n'avons plus jamais été copains. J'avais essuyé ma peine en me disant que de toute façon il ne m'aimait pas. Qui donc pouvait m'aimer, alors que ma propre mère en etait incapable?

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6 juillet 2016

Portrait d'une mère

Ma mère est un tout petit bout de femme, elle frôle à peine les 1 m50, elle a le visage marqué par la vie, marqué par la souffrance. Les yeux fatigués, d'un bleu profond, et le sourire qui emmure tant de détresse...
Elle n'est pas née sous une bonne étoile, 4eme fille d'une fratrie de 5 enfants. Et puis sa 3eme sœur décède suite à un tragique accident de la route, elle venait d'avoir 4ans. Fille d'un père alcoolique, qui violente sa petite sœur. Juste elle. Bizarrement...

Ma mère me racontait parfois qu'elle allait libérer sa sœur, pendue par les pieds au grenier, la tête rouge prête à exploser. Et qu'elle entendait son père dans la cuisine se servir un énième verre de wisky, pestant contre cette dernière petite fille qu'il n'avait pas désiré.

Elle a grandi ainsi, au milieu des cris et de la misère, sans manger à sa faim. Tellement peu nourri qu'elle en était rachitique. Son père était menuisier de métier, mais il était souvent trop ivre pour travailler, et sa mère tenait tant bien que mal le foyer, valsant entre ses 4 filles, sa maison et son mari violent. Il y avait autant d'amour que de haine, autant de rires enfantins que de cris de terreurs. Et c’était son quotidien.
Et puis il y a eu mon père, l'espoir d'une nouvelle vie et d'un nouveau départ. C’était un beau garçon, engagé dans la marine, des rêves qui débordaient de sa tête à n'en plus finir. Sa vie c’était les voyages, les copains et la liberté... Et puis l'amour s'est planté là, à ses pieds, tombant fou amoureux de ma mère. Lorsqu'il a été muté à Toulon, dans le Var, ils sont partis à deux quittant la belle Bretagne, n'imaginant pas qu'ils y construiraient leur vie de famille. Et pourtant, pour être sûre de pouvoir rester l'un avec l'autre ils se sont mariés, puis ma mère met au monde un petit garçon, Julien. Puis une petite fille, Pauline. Et un petit troisième pour clôturer le tout, de nouveau un garçon, Vincent. Il me semble qu'à cette époque elle était épanouie, en tout cas c'est ce qu'elle semble dire. Des années de bonheur où ils ont été insouscients, dévorant la vie, le bonheur et l'amour à pleines dents.
Et puis il y a eu ce premier drame, un peu tabou et surtout encore tellement douloureux. Vincent avait 10 mois, un poupon tout rond, souriant et en pleine santé. Un petit glouton qui ne manque jamais un repas, jamais un biberon. Il était environ 17h30 et bizarrement il n'avait pas réclamé son biberon de 16h00. Rien de terriblement inquiétant …
Ma mère retrouvera pourtant son petit corps inerte, endormi paisiblement dans son petit berceau. Seule face à l'horreur, elle essayera de le réveiller en canalisant les cris des aînés... Un des pompiers qui interviendra essayera de le réanimer, en vain. Mort subite du nourrisson. Il n'y a pas de raisons, pas de causes, on explique pas ces décès de bébés inattendus qui surviennent sans aucunes causes détectables. Comment accepter ? Il était en bonne santé, plein de vie, et sans aucunes raisons on vous annonce qu'il est mort. C'est incompréhensible.

Elle conservera de ce bébé parti trop tôt des vêtements, des photos, des peluches. Elle s'y accrochera tant bien que mal, et elle écrira sur sa tombe « Mon petit ange Vincent est venu et reparti le temps d'un sourire», et chaque année nous allions lire ces quelques mots au milieu de ce vaste cimetière. J'y voyais une formidable occasion de faire un cache-cache géant, loin des tourments de la mort, c’était pour moi un terrain de jeux comme un autre... Je riais entre les tombes pendant que ma mère sanglotait devant celle de mon frère.
Suite au décès de Vincent ma mère tombera dans une profonde dépression, qu'elle n'arrivera jamais à remonter. Un médecin lui conseille de faire un autre enfant parce que " si vous n'en refaites pas un rapidement vous n'en referai pas d'autres". Alors dans la douleur et le drame du moment elle tombera de nouveau enceinte, seulement 3 mois après la disparition de mon frère.

Je suis ce bébé là, à la fois désiré mais pas vraiment. Et lorsque je suis née, ma mère me haïssait d'amour déjà. J’étais ce bébé joufflu qui prenait une place déjà occupée, celle d'un frère qui n'aurait jamais du mourir. J’étais son enfant, sa fille, et pourtant je lui rappelai chaque jour l'atrocité de ce jour où elle a secoué dans ses bras son bébé inerte. J’étais sa torture et son pied de nez à la vie à la fois. Débordante d'amour et de colère.

Durant mon enfance ma mère était un paradoxe à elle-même. Elle savait être douce et rassurante avec mon frère et ma sœur et dans la seconde qui suivait impassible et cruelle avec moi. Elle bordait puis embrassait Julien et Pauline comme si la nuit pouvait les séparer à tout jamais, et elle éteignait la lumière sans se préoccuper de savoir si j'avais froid, si j'avais mon doudou, si j'avais peur de ce silence et de cette pénombre glaciale. Et je m'y étais habitue, c'était le rituel du coucher et personne ne se demandait pourquoi moi je n'avais pas le droit a ce bisou magique qui me faisait tant rêver. C'était comme ça, elle nous aimait tous. Elle aimait tous, mais simplement différemment. 

Elle s'occupait de moi comme elle pouvait, engloutie dans sa dépression qu'elle ne parvenait pas à combattre. Elle avait parfois des gestes infiniment tendres, mais aussitôt rattrapés par des paroles d'une dureté sans nom. Elle pouvait passer des heures à coiffer mes cheveux blonds et bouclés, veillant à ne pas trop tirer sur mes nœuds et me répéter des dizaines de fois que j'avais les cheveux anormalement implantés sur mon crâne, qu'ils démarraient bien trop en avant sur mon front, que jamais je ne pourrai correctement coiffer « cette crinière de cheval dégueulasse» et que je serai la risée de tout les enfants au collège car un jour où l'autre mes cheveux toucheront mes sourcils et alors je ne ressemblerait définitivement à rien d'autre qu'une « boule de poil répugnante ». A cette époque je ne réalise pas que le mécanisme de maltraitance est déjà enclenché, il n'y avait pas de coups, pas de violence, elle me caressait le visage, me tenait la main, elle me nourrissait, me protégeait de certains dangers, elle était présente, c’était ma mère et je débordai d'amour pour elle. Je la pensai juste maladroite, en colère, dépassée par sa souffrance. Julien me rassurait souvent en me disant qu'elle ne savait juste pas dire combien elle m'aime. Et je le croyais, très fort.

La vie a suivit son cours malgré le poids de l'absence d'un fils et d'un frère. Maman luttait pour faire face à l'injustice de sa disparition, et chaque jour qui passait son dos se cambrait un peu plus et ses yeux se froissaient.

La dépression est un gouffre vicieux qui ricanera des années à son nez et elle se débattra sans fin avec... Le combat est difficile et jamais elle ne le gagnera.


Les années ont passées, et nous voilà en route vers le Vietnam suivant mon père tant que possible. Nous partons pour deux ans vivre a Ho chi minh, pleins cœur de ville, choc des cultures. On côtoie la pauvreté et la surpopulation. Nous sommes habitués à changer d'environnement, mon père étant régulièrement muté à l’étranger, mais cette fois c’était différent, on voyait des têtes de chiens exposés sur les marchés, on trébuchait sur des mains d'enfants qui buvaient l'eau des égouts, là où quelques mètres plus loin une femme lavait son ligne et où un autre urinait. Il y avait du bruit, sans cesse, de la circulation à ne plus savoir dans quel sens les voitures, les cyclos et les tuctuc allaient.. On jonglait dans une population dense, où nos cheveux blonds attiraient les regards et où l'on essayait de nous soustraire quelques sous... J'avais 6 ans. Et je me rappel encore du bruit assourdissant de la ville, de l'odeur et des visions d'enfants jouant dans les caniveaux. On circulait à pieds, parfois à vélo, ça faisait 8 mois qu'on s’était installés et on prenait nos marques. Ce jour là on partait au marché, Julien loin devant nous, du haut de ses 10 ans il pédalait si vite pour mes petites jambes de 6 ans... Pauline était restée près de moi pour ne pas me perdre. Je ne sais plus si on riait ou si l'on était concentrées à valser entre la circulation chaotique... Je ne me rappel a vrai dire plus de grand chose si ce n'est la couleur de mon vélo : il était bleu et un peu rouillé. Et puis la couleur du sien : vert et noir, avec une clochette qui lui servait de klaxon. Je me rappel de cette image incompréhensible où j'ai vu son vélo à terre sous un camion, et les cris des habitants. Je me rappel que ma sœur a cessé de pédaler, et que les bruits de panique ont semblé m’engouffrer.

Julien venait de se faire renverser, il décédera deux jours plus tard, nous laissant dans une détresse indomptable. A compter de ce jour le combat fut terminé pour ma mère, elle venait de perdre pied face au décès de son premier fils, et plus rien ne lui permettra dès lors de reprendre son souffle. Elle a sombré, dévastée par la colère et la tristesse. Je me rappellerai toujours de ses yeux vides ne contenant ni larmes ni émotions, un regard mort fixant le sol et de ses mots « c'est finit ». Personne ne m'a prise dans ses bras, ma mère a été d'un froid glaciale, on venait de me faire comprendre que j'avais perdu mon frère aîné, celui qui me murmurait chaque jour combien j’étais aimé malgré les apparences. Je me rappelle que j'ai eu terriblement peur, atrocement peur. Peur de mourir à mon tours, peur de le laisser derrière moi, peur de ne plus jamais me souvenir de son visage, de sa voix et de ses bras protecteur. J'ai pleuré ce jour là seule contre mon pouloupe, cette énorme peluche en forme d'ours qui a essuyé tant de mes larmes et de mes cris. Et c'est mon père qui est venu se pencher sur mes épaules d'enfant me murmurer que l'on devait être forts, forts pour ma mère, forts pour mes frères, forts pour lui. Se fut l'unique fois que j'ai pleuré la mort de mon frère, soucieuse de tenir la promesse faite à mon père. J'ai contenu des années de larmes, de rage, de questionnements, des années de culpabilité et de colère parce qu'il fallait être forte. Et pleurer c'est être si faible...

Il a été dit que j'aurai appelé Julien, tout en pédalant aussi vite que possible, qu'il se serait tourné et que c'est à cet instant que le camion aurait percuté mon frère. Je n'ai aucuns souvenirs de l'accident, je ne sais pas si c'est vrai ou non, je ne le saurai jamais. Ma mère n'en restait pas moins convaincu que tout était de ma faute : si je n'avais pas appelé mon frère il ne se serait pas retourné et il aurait éviter le véhicule responsable de sa mort. J'avais tué mon frère, et ma mère ne me le pardonnera jamais. Au contraire, elle me le fera payer toute mon enfance.

Chaque fois qu'elle se maintenait face à moi il y avait dans ses gestes toute sa souffrance, ses espoirs, ses colères et ses amours et Il y avait dans son regard toute sa solitude, sa détresse, sa force et ses faiblesses. C'était une mère meurtrie. C'est une mère meurtrie. Et le seul amour que je pouvais obtenir d'elle c'était sa haine. Elle m'aimait au point de me haïr. Et chaque fois qu'elle devenait lucide son visage, que dis-je, son corps tout entier s'effondrait dans une culpabilité si profonde que chaque fois elle tombait un peu plus bas, m'emmenant dans son effroyable chute. Il fallait que je souffre autant qu'elle, que je sache combien elle avait mal, combien je la faisais souffrir. Il fallait que je paye pour la disparition de mes frères, peu importe l'amour, peu importe la vérité. Me taper la soulageait.
Et moi j'acceptais juste son amour, aussi haineux était-il. Nous nous aimions. Nous nous aimerons toujours. Comme une mère qui n'a jamais su aime autrement sa fille, comme une fille qui n'a jamais connu une autre sorte d'amour.

Avant que Julien ne décède elle n'avait jamais abusé des coups. Comme n'importe quel gamin j'avais déjà eu des fessés parce que j'avais fait des conneries de gosses, mais ça n'était jamais aller plus loin. On ne peut pas dire qu'elle était tendre, mais au moins elle ne me battait pas. Tout était bon pour me rappeler combien j'étais vilaine, idiote, mal-aimée et maladroite mais il n'y avait pas de coups. Il y avait même des gestes tendres, des câlins et des marques d'affections. Je ne sais pas si ma mère me trouvait réellement laide, je ne sais pas si je l'étais mais quand je regarde les photos de moi enfant, avec ma bouille d'enfant de 4 ans, j'ai du mal à imaginer un regard autre que celui d'un adulte attendrit. Des boucles blondes, des yeux bleus rieurs, deux petites fossettes pleines de malices et un sourire inébranlable... 
- " j'aurai du t'appeler Lucie, tu sais comme la femme préhistorique qu'on a retrouvé, avec ton petit front, tes yeux rapprochés, tes joues trop larges ... " je me revois encore tenir ma fourchette et regarder les spaghettis s'y accrocher maladroitement. L'hilarité de toute la famille était contagieuse, et je souriais par défaut, légèrement, pendant que mes yeux débordaient de larmes. Et chaque fois que je souriais ma mère s'exclamait " ah Ben voila, t'as 4 joues, décidément on ne t'as pas bien réussi " Et je ne pouvais pas m'empêcher de me dire que si je n'avais pas eu ce visage, peut-être qu'elle m'aimerait plus. Peut-être qu'elle m'aimerait tout court.

Ma mère c'est cette femme anéantie par le chagrin qui n'a trouvé pour refuge à sa peine que la violence.

Elle n'y peut rien, je n'y peux rien. C'était une mère endeuillée avant tout. Et j’étais cette enfant battue, qui acceptait les coups et les insultes, par compassion et par amour.

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